Lagerfeld ou les vertus de l’excès

Ni fleurs ni couronnes. Pas d’hommage, pas d’enterrement. Pas d’émotions inutiles… « Plutôt mourir que d’être enterré », avait-il dit.

Lagerfeld n’avait pas voulu de cérémonie. On dit que c’est la marque d’un homme qui avait un rapport particulier avec la mort, allant jusqu’à refuser d’assister aux obsèques de sa mère, la figure tutélaire de sa vie. Avoir un rapport particulier avec la mort, c’est aussi avoir un rapport particulier avec la vie. Lagerfeld, sa vie, son œuvre. On pourra penser que l’œuvre de Lagerfeld, c’est d’abord Lagerfeld lui-même. Un homme d’une liberté totale. Le Kaiser, à la fois roi, ministre et préfet de sa vie. De ses talents multiples et protéiformes, que retiendra l’histoire ? Créateur, ou génie commercial d’une image étudiée ? Mais ce débat est stérile, car par définition sans fin, et sans utilité.

Mais bien sûr les hommages sont là, et les débats. Génie ou talent ? Génie de la couture, ou génie du marketing, pour un homme qui avait tout compris de son temps ? On ne le comparera plus à Saint-Laurent, le débat est clos. On se dira encore longtemps que Saint Laurent a inventé quand Lagerfeld a décliné à l’infini les codes d’une certaine demoiselle Chanel. Pourtant, il en fallait de la vision pour accepter de devenir l’âme d’une maison qui, en 1983, n’était plus qu’une belle endormie, ringarde, et qui portait encore les relents sulfureux des atermoiements de Coco pendant la guerre.

Il avait bien du génie. Et peu importe s’il se situait dans son œuvre de couturier ou dans son personnage. Un couturier laisse-t-il une « œuvre », et en quoi est-elle utile à notre humanité ? Un couturier, disait-il, c’est bien connu, c’est fait « pour lire Proust et draper du taffetas »[1] La mode, c’est dérisoire et éphémère. Un génie de la couture, art que l’on pense mineur, certes, et pourtant art dépositaire de savoir-faire uniques. Laissons aux exégètes le soin de l’inventaire et des comparaisons. Allons là où Lagerfeld lui-même nous invitait sans cesse, dans ce personnage qui ne laissait personne indifférent. Une figure de notre siècle. Un homme de toutes les contradictions.

Le génie est ce qui est propre à une personne. Ne dit-on pas « le génie des peuples », ou ce qui en détermine l’originalité, la différence, les qualités intrinsèques. Le génie préside à la destinée, dans une attitude qui se cultive pour devenir dans une identité propre, subjective, suprême, insondable.

Ce que Lagerfeld impose, c’est un tout, qui est plus que la somme des parties. Son génie, c’est précisément de mettre au défi notre volonté de catégoriser, cataloguer, étiqueter, définir, diagnostiquer, limiter. Lagerfeld n’avait pas de limites.

Fidèle, talentueux et génial. Cultivé jusqu’à l’érudition, boulimique de la vie et de savoirs, jusqu’à l’obsession, compulsif. Excessif. En tout, jusque dans l’amour et le traitement qu’il réservait à sa chatte Choupette. Aux cris d’indignation lui reprochant d’employer deux personnes à plein temps pour s’occuper de l’animal, il répondait « ça fait deux emplois ». Là où d’autres voyaient de la provocation, il y avait une logique, celle d’un personnage qui disait : « Mon plus grand luxe est de n’avoir à me justifier auprès de personne ». Pas mal, non ? Qui ne rêverait pas d’en dire autant ?

Et pas à une contradiction près. Cet homme qui avait le sens des amitiés inébranlables, avait aussi son côté sombre. Cinglant avec ses égéries, qui diront aujourd’hui qu’elles ont tout oublié de ses saillies et de ses rejets. On le disait aussi phobique, snob, parfois méchant. Exigeant, avec les autres, il l’était d’abord avec lui -même, et se déclarait « auto-fasciste ». Parfois Lagerfeld eut aussi des dérapages peu contrôlés. Comme quand il déclare chez Ardisson, en 2017, sur la politique migratoire de Merkel, « On ne peut pas […] tuer des millions de Juifs pour faire venir des millions de leurs pires ennemis après »[2], dans un mélange incompréhensible et inepte d’explications. Pas le meilleur rôle du Kaiser, qui n’était pas à une controverse près.

Et dans cet excès de tout, un détachement dont on pouvait se demander s’il n’était qu’une posture, une coquetterie. Du détachement, il n’en manquait pas. Son travail en couture, il ne pouvait lui même le qualifier d’« œuvre ». De ses possessions, il disait « je suis né avec, je peux mourir sans ». A la question « Vous vous trouvez beau ? », cet homme à la mise impeccable et étudiée répondait « je me suis arrangé avec l’âge ». Suprême sagesse pour qui ni l’âge ni le passé n’étaient une question existentielle. Cet homme détestait la nostalgie, et ne s’était jamais allongé sur le divan d’un psy, « quand on connaît les questions, on connaît les réponses ». Et de l’humour à revendre, l’intelligence de la dérision, et de l’autodérision surtout. Il savait que rien n’est important, avec une conscience aiguë de l’insoutenable absurdité de nos vies, tout en étant excessivement en vie.

Cet homme moderne qui adorait le 17ème siècle n’était ni passéiste ni avant-gardiste. Il était tout simplement en dehors. Hors du temps, hors de son monde. Cet homme ne se laissait enfermer dans aucune norme. Les génies sont peut-être des fous. Ils importent, car sans eux, nous sommes renvoyés à une triste normalité, à ces normes dans lesquelles nous nous coulons. Dans la provocation, il y a un mérite, celui de nous donner à voir nos limites et nos préjugés. La normativité ne peut plus avoir cours, pas plus que nos tentatives de cataloguer. L’homme en noir et blanc n’était pas tout noir ou tout blanc, il avait bien plus de subtilité que cela, et c’est peut-être pour cela qu’il sera devenu une figure de notre siècle conformiste.

En ces temps politiquement corrects, normatifs, Karl Lagerfeld est entré dans le siècle par la folie de l’a-normalité à l’heure où nous cultivons avec folie le culte de la normalité.

 

Samia Khallaf, le 23 février 2019

 

[1] Voir la très belle interview par Léa Salamé in https://www.youtube.com/watch?feature=share&v=_j3zdO0XmRQ&app=desktop

[2] Chez Ardisson en 2017, in https://www.youtube.com/watch?v=EJKPn51ZrD8

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