Trois petites choses de Johnny

Johnny s’en est allé. La France n’a même pas eu le temps de saluer Jean d’O, cet homme des lumières. Et beaucoup de s’émouvoir, certains de s’irriter. Un chanteur, après tout, ce n’est ni Gandhi ni Mandela.

De Johnny tout a été dit. Une gueule, une voix. Mais aussi une voie.

Naître à Paris et ne pas porter d’emblée le nom du père.  Puis être reconnu Jean-Philippe Smet, rendu aux femmes de la famille paternelle, et élevé comme celui que l’on n’attendait pas. Une enfance un peu errante, une formation à l’école de la vie plus qu’à celle des diplômes, un enfant de la balle, mais aussi dans cette France pas encore moderne, un enfant de divorcés, presque un « bâtard », pouvait-on encore dire à l’époque. Et pourtant il devait bien y avoir de l’amour, beaucoup d’amour. C’est peut-être bien sur une première identité sociale fragmentée que cet homme s’est inventé sujet, incarnant ainsi un projet prométhéen : tordre le cou aux déterminismes du social, en entrer dans le seul processus qui donne un sens, fabriquer le soi. Diego était libre dans sa tête, de ses prisons Jean-Philippe est sorti, et Johnny est devenu Johnny.

Ce qui fait sens, c’est le lien. La relation qui sauve, vous fonde, vous définit et vous redéfinit. Du lien avec une de ses premières figures d’identification, un danseur américain, époux de sa cousine, connu sous le nom de Lee Halliday, Johnny a rencontré son Amérique, le rock, le blues et Elvis. Ainsi commence sa légende. Mais la folie des années 60, comme aucune folie, ne pouvait durer. Et le danger était grand que le clone d’Elvis soit relégué au rang des icônes has been du yéyé de notre jeunesse. Seulement voilà, il y a eu les rencontres, et ce talent du lien et de la relation. Jimi Hendrix, Aznavour, Michel Berger, Goldman, et tant d’autres, que les exégètes de la vie du sphinx vous relateront bien mieux. C’est dans ces liens que le chanteur a puisés, à chaque bifurcation, son renouveau. Nous le regardions traverser des déserts avec nos propres peurs, mais il nous revenait, avec des chansons qui nous parlaient de sa vie, de nos vies, et nous savions ainsi qu’il y avait des chemins dans toute traversée. Johnny était connecté, pour devenir Johnny, il était en relation…

Ce qui fait sens, c’est de changer, et ne pas refaire toujours plus de la même chose, Rien ne peut durer et fonctionner en faisant plus de la même chose. Et le soi-disant mystère de sa longévité s’éclaire. Dans ses chansons comme dans ses amours, Johnny changeait sous nos yeux. Et sa vie de s’étaler sur ces papiers glacés que nous avons parfois honte de lire, mais que nous lisons car ils nous disent quelque chose de nous-mêmes.

Du vertige d’une passion perdue « le blues ça veut dire que je t‘aime, et que j’ai mal à en crever … », les tribulations de Johnny nous parlent de lui, et de nous. D’un amour parti puis retrouvé, ni avec toi ni sans toi … à un mariage avec une quasi petite fille à la coiffure de Shirley Temple, en passant par quelques jolies filles consolantes. Johnny ne répétait pas son histoire, il se transformait devant nous. Quand il rencontre et aime Nathalie, c’est presque une conjonction des opposés. Un amour projectif, pour réaliser une autre partie de son soi, à ses yeux comme aux yeux des autres. Mais un amour signifiant, et cette fidélité du lien toujours gardé, malgré la fin. Une part d’ombre toujours réfrénée par pudeur, et pourtant si prégnante dans ses choix. « J’ai fait du cinéma parce qu’un chanteur est aussi un acteur », alors même qu’il était non seulement dans sa vocation initiale, mais surtout plus que jamais acteur de sa vie.  De ses rêves enfouis il avait aussi besoin de se justifier, comme s’il se devait d’être légitime. Une place à trouver, qui ne lui était pas donnée. Nous nous sommes tous gaussés de ce mariage fou d’un homme frisant la cinquantaine avec une poupée. Mais là aussi Johnny ne faisait pas plus de la même chose. Il avait trouvé une âme sœur, et ils ont réuni leurs blessures pour se réinventer. Et plus de 20 ans plus tard, c’est Laetitia qui trouve les mots justes pour nous dire qu’il est parti comme il a vécu, avec courage et dignité. Nous avions tort de nous moquer. Johnny ne faisait pas plus de la même chose, il faisait autre chose.

Ce qui fait sens, c’est une définition de soi dans la reconnaissance. « Merci d’avoir fait de moi ce que je suis » disait-il, la voix brisée, à son public du stade de France. Johnny savait dire merci, et c’est à nous de le remercier pour nous avoir montré que le chemin de soi passe aussi par des rêves, la réalisation de soi possibles. Un spectacle de Johnny n’était pas un show, c’était une messe. Un hymne à la reliance, une fusion, un rituel de l’être ensemble, et l’explosion des émotions.

C’est pour tout cela que nous avons tous en nous quelque chose de Johnny. Parce que Johnny incarnait une image archétypale, celle du Phoenix, cent fois revenu à la vie. Une vie rentrée dans notre inconscient collectif et qui parle à chacune de nos consciences, car comme toutes les images archétypales, Johnny révèle quelque chose de particulier à chacun d’entre nous. Même à ceux que la vague d’émotion irrite …

« Quand on n’a que l’amour, pour tracer un chemin, et forcer le destin, à chaque carrefour » … à chaque carrefour, Johnny s’est réinventé. Parce qu’il aurait pu mourir cent fois, nous avons cru qu’il était immortel. Et voilà que la seule certitude qu’il nous rappelle, c’est celle de notre fin. Johnny n’était pas immortel, il est éternel.

Salut, vieille canaille. Bravo l’artiste. Et merci

Samia Khallaf, le 7 décembre 2017

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