Simone Veil, ou les leçons systémiques d’une grande vie

Simone Veil est entrée au Panthéon. De sa vie, nous retenons ses combats. L’Europe, le droit des femmes, le devoir de mémoire. On n’en sait peut-être pas assez d’autres combats, multiples, moins connus, notamment ses combats de magistrate, et celui pour les condamnés algériens, hommes et femmes promis soit à la guillotine, soit aux traitements les plus barbares, pour qui elle réussit à obtenir un transfert en France, à une époque encore marquée du sceau vif des blessures non cicatrisées.

Tous ses combats sont marqués d’une vision plus grande encore que le nom de ses engagements.

L’Europe. En changeant l’interaction, on change la relation. Tendre la main, et reconstruire, y compris avec les anciens « ennemis ». Mais elle savait que le visage hideux de ceux qui avaient sévi n’était pas celui de tout un peuple. Elle ne s’est pas trompée d’ennemis, et avait compris que l’histoire ne peut être une escalade, ni un règlement de comptes. Lui en a-t-il fallu de la vision, comme ceux des pères fondateurs de cette Europe qu’elle voulait renforcer comme espace de paix, pour s’engager. Ancrer la paix, c’était la seule façon d’installer une nouvelle relation, car la tentation d’une hiérarchie des malheurs est vaine. L’escalade de la haine est un escalier sans fin, et ceux qui le gravissent finissent tous par tomber. Pourtant, qui sait les douleurs qu’elle pouvait avoir dans ses nuits de souvenir ? Dans ses yeux si beaux, si malicieux, il y avait bien quelque chose d’une tristesse, comme gravée dans la rétine de sa mémoire.

Le droit des femmes. Porter la voix de celles que l’on n’écoute pas …et dire l’impossibilité d’une alternative illusoire. Porter un enfant sans en avoir fait le choix, ou défier la norme sociale avec culpabilité. Le choix est impossible. Une alternative illusoire sacrifie toujours quelque chose, il y a un prix à accepter pour le changement. Alors il lui a fallu dire une vérité, responsabiliser sans culpabiliser toute une société : « Je me garde bien de croire qu’il s’agit d’une affaire individuelle ne concernant que la femme et que la nation n’est pas en cause. Ce problème la concerne au premier chef mais sous des angles différents et qui ne requièrent pas nécessairement les mêmes solutions » dira-t-elle, en affrontant la haine de ceux qui ne voulaient pas de ce changement. Une haine infâme, insultante, dont elle dira « je n’ai jamais ressenti autant de haine, une vraie haine, celle qui veut tuer ». Alors elle a proposé de trouver d’autres solutions que l’infamie de la clandestinité, fut-ce au prix de bousculer l’ordre établi, et fut-ce au prix de sa propre tranquillité.

Le devoir de mémoire. Rendre une voix à ceux que l’on a fait taire à jamais. Mais faire la description du malheur, cela aurait été tomber dans la hiérarchie des horreurs. Et le malheur était de toutes façons indicible. Alors elle fit le choix de l’hommage, à ceux qui avaient été dans le juste, parfois au péril de leur vie, à ceux qui avaient justement refusé l’escalade de l’horreur, en se sacrifiant bien souvent pour sauver l’innocence. Dans ce devoir de mémoire, elle avait délibérément porté son regard sur une humanité autre. Une humanité juste. A-t-elle jamais prononcé le mot même de pardon, je ne le sais pas. C’est qu’il ne s’agissait pas de cela. La notion de pardon peut être religieuse, morale. Il ne s’agissait pas de faire justice, il s’agissait de « faire justesse », d’être dans la reconnaissance de ce qui est juste, des Justes.

Elle eut des choix politiques, car rien ne sert le militantisme sans action. Aujourd’hui, dans le fond, peu importe la liturgie républicaine, elle n’avait sans doute pas l’attente des honneurs. Et peu importe le débat. Oui, la nation reconnaissante peut faire de la place à d’autres, certainement méritants. Simone Veil est entrée au Panthéon, avec Antoine, son époux, car nul ne pouvait séparer ceux que la vie avait unis, dans un amour sans doute aussi grand que leur vie.

Simone Veil est entrée au Panthéon à l’heure même où nos peurs nous divisent. La peur de l’autre, de l’étranger. La tentation de la séparativité, du repli, de l’isolement, du rejet de l’autre, la peur du changement. Dans cette tentation, nous ne pouvons pas être des « justes »…

Simone Veil est en réalité entrée dans le Panthéon de nos consciences collectives. Car ce que sa vie nous apprend est que la seule action politique est l’action juste. Et l’action juste est celle qui fait baisser la souffrance des hommes.

Samia Khallaf, 1er juillet 2018

 

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