Dans un livre[1] consacré aux applications de l’approche systémique de Palo Alto au monde du travail, Estelle Boutan et Karine Aubry nous racontent l’histoire d’un manager qui s’évertue à améliorer les performances de son équipe. Plus ce manager exige de résultats satisfaisants, plus il s’évertue à s’immiscer dans tout, et plus son équipe se démotive, et moins elle performe. Et pourtant, il continue d’essayer. Et à force de vouloir aller vers l’excellence de la performance, ce manager est entré dans un forçage constant auprès de ses équipes, forçage qui leur envoie deux messages. L’un explicite : « soyez performants », et l’autre, implicite : « de toute façon, puisque vous n’y arriverez pas, je le ferais à votre place ». Et le deuxième message implicite, encore plus dévastateur que le premier, est d’infantiliser ses collaborateurs, voire de laisser penser qu’il les prend pour des incapables. La boucle infernale est ainsi assurée de fonctionner, jusqu’au moment où nos auteures, coaches de leur état, lui demandent alors un peu de lâcher prise dans son contrôle, et d’introduire un peu de non agir dans son management, car qui compense … dispense !

Il y a dans cette histoire deux injonctions paradoxales. Celle qui est envoyé par le manager à ses collaborateurs, puis, à un autre niveau, celle qui est prescrite par les intervenantes au manager lui-même.

L’injonction d’autonomie est, à première vue, une injonction paradoxale. Comme le souligne fort justement Denis Bismuth dans un article récent[2], l’injonction qui consiste à pousser ses collaborateurs à plus de liberté de décision, tout en leur renvoyant la responsabilité de leurs actions, ne fait pas partie du « contrat de travail qui est signé implicitement et explicitement dans une relation salariale. Le salarié n’est pas là pour faire ce qu’il veut, mais ce qu’on lui demande de faire. Cette injonction paradoxale inhibe l’action du collaborateur tant qu’il n’a pas été contractualisé clairement ce qu’est l’autonomie dans une relation de subordination ». Le décryptage opératoire de cette histoire est un raffinement du contrôle : moins de contrôle, pour un meilleur contrôle : « L’autonomie n’est pas une absence de relation, mais une relation forte à un tout autre niveau que celui du contrôle de l’action »[3].

L’autre injonction paradoxale consiste à demander à un manager d’agir …moins ! Cette demande est une atteinte à toutes les croyances véhiculées par le monde du travail, qui, sous la pression du culte de la performance, du résultat, mais aussi en vertu de nos apprentissages, veut que le manager soit dans l’action, une action totale, efficace, porteuse de résultats, et donc contrôlante. Alors introduire une dose de « non-agir » dans la posture du manager est bien en soi un paradoxe.

C’est peut-être parce qu’on ne peut définir le « non-agir » dans notre vocabulaire occidental. C’est si vrai qu’on l’assimile volontiers à une injonction de lâcher prise, mode qui fait florès, dans toutes les sphères de la vie. Dans nos langues occidentales, l’expression de non agir introduit une négation de l’agir, et l’idée du lâcher prise n’est pas loin de l’attitude démissionnaire …

En entreprise, aucun manager ne peut accepter de ne « pas agir » sans penser qu’il fait défaut à ses obligations, et aucun collaborateur ne peut lâcher prise sans sombrer dans la culpabilité du travail bâclé. Mais il ne s’agit pas de cela, il s’agit d’agir autrement.

En entreprise, une dose de non-agir, ou de lâcher prise, devrait être comprise non pas comme l’abandon du but – celui d’obtenir une bonne performance pour le manager, ou celui d’être autonome et efficace pour un collaborateur – mais comme l’abandon des forçages que nous faisons pour arriver à ces objectifs. Car ces forçages, qui ne font qu’amplifier notre volonté de contrôle, forment le lit des crispations qui aboutissent à des résultats négatifs, exactement le contraire de ce que l’on cherche à faire. Le « non-agir » managérial ne serait alors rien d’autre qu’un relâchement bienfaisant d’une tension, un renoncement au désir de vouloir tout contrôler. Il est alors générateur d’un « vide créatif » d’où surgissent de nombreuses possibilités, et notamment celle de l’autonomie de ses collaborateurs. C’est la diminution de la crispation – en entreprise, elle devient vite réciproque- qui, paradoxalement, augmente la possibilité d’atteindre et les objectifs du manager, et une meilleure autonomie des collaborateurs.  Ainsi, le « non – agir » revient à un agir bien pensé, plus minimal, plus écologique pour tous.

Il est tout de même une condition pour la réussite de cette posture, c’est de la sécuriser par la communication. Bismuth va même jusqu’à dire que ce contrat de coopération peut être signé de manière explicite. Je ne sais pas s’il faut aller jusque-là, tant l’ajustement de la coopération est une constante du dialogue en entreprise. Mais cette approche aura le mérite de placer la responsabilité des uns et des autres là où elle doit être, et de créer une moindre souffrance dans les relations de travail.

C’est bien cette approche plus écologique qui est au cœur de l’école de Palo Alto. Les paradoxes du management ne sont pas à éviter, mais plutôt à exploiter comme des pépites fructueuses.

 

[1] Essaye encore, déjouer les pièges relationnels au travail avec l’approche de Palo Alto, Enrick B. Editions, 2017

[2] In Harvard Business Review : http://www.hbrfrance.fr/chroniques-experts/2016/09/12075-vers-un-nouveau-contrat-de-travail-le-contrat-dautonomie

[3] Bismuth, même article.

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