L’autonomie n’est pas une idée nouvelle, mais elle semble entrer dans le vocabulaire de l’entreprise jusqu’à l’obsession, sans que l’on sache vraiment ce que ce vocable recouvre. « Poste à forte autonomie » … j’ai déjà vu des personnes en souffrance venir raconter qu’ils ont sciemment pris un poste « à forte autonomie » … pour se voir accablés de reproches quelques temps après : pas assez de cadre, pas assez de rigueur, pas conforme aux processus… c’est que vraisemblablement la promesse et les attentes étaient viciées de part et d’autre. L’autonomie est bien une relation unique et forte à son environnement professionnel et avec son responsable. Quand il y a maldonne sur les limites et la définition de cette autonomie, la relation s’en trouve compromise : si elle n’est mal définie, notamment son responsable, comment être d’accord sur le contenu … et sur la relation ? Entre ce qui est attendu et ce qui est délivré, la marge est grande pour que s’installe un dysfonctionnement potentiel de cette relation, et les risques inhérents à ce malentendu sont certains.

La confusion peut précisément provenir d’une profusion de conceptions de l’autonomie. L’étymologie même du mot nous renvoie à des questions : auto, « soi-même », et nomos, « loi » ou « règle ». Se donner à soi-même ses propres règles ? Comment, dans un environnement d’entreprise, puissant producteur d’hétéronomie, par définition le lieu de la règle et de la norme imposées, peut-on faire la synthèse de règles externes à soi avec celles d’une autonomie ? Et c’est souvent en tentant de vivre cette synthèse difficile que l’on peut courir à une relation dysfonctionnelle, source de souffrances… et de sanctions.

Si l’autonomie résulte bien de la relation entretenue avec son environnement, elle sous-tend aussi l’idée d’appartenance à cet environnement. L’autonomie ne peut être une expression identitaire individuelle, elle ne se conçoit que dans un foyer collectif, et dans un cadre. Sans cadre, pas d’autonomie, et n’est-ce pas là le comble du paradoxe ? La règle de l’entreprise, les règles devrait-on dire, définit la relation de collaboration, une répartition des tâches. Elle ne définit pas la coopération que les acteurs peuvent développer entre eux, qui, elle, résulte de la qualité de leurs relations[1]. Comment collaborer et coopérer quand le rôle est mal défini ? Si la collaboration est mal cadrée, la coopération, qualité émergente de la relation … ne peut émerger. On ne peut imaginer en entreprise une absence de règles de fonctionnement, et d’ailleurs, serait-ce une avancée ? Dans quelle situation serait alors placée l’organisation ? Dans un état d’anomie, où ce qui assure l’ordre social serait inefficient ? La règle commune crée les conditions d’une vie sociale, et l’entreprise est une société – un système comme un autre. Si la synthèse entre hétéronomie et autonomie est impossible, elle place les acteurs face à des interrogations déstabilisante, plutôt que face à un vide créatif.

Des ambiguïtés de cette notion d’autonomie, et de l’idée que l’autonomie ne peut se vivre que dans la relation et l’appartenance, émerge une question : si l’autonomie est une posture morale, une attitude produite et vécue selon une éthique et des valeurs personnelles, elle conduit à l’action juste dans son environnement. Les nouveaux modes managériaux remettent en cause, à juste titre, d’anciens, trop hiérarchiques, bureaucratiques, et autoritaires. Mais cet effondrement de l’hétéronomie autoritaire ne suffit pas à garantir les cadres de l’autonomie, par trop complexe à définir, donc à trouver. L’entreprise est aussi le lieu du jugement, de l’évaluation, et qui juge si une pratique de l’autonomie est « juste » ? S’exposer au jugement, pratiquer une forme d’autonomie, c’est aussi s’exposer à la sanction. « J’avais cru bien faire » … ou ce « bien » se définit comme bon pour moi et pour les autres…dans le cadre d’une sphère d’indépendance négociée. L’autonomie ne peut s’exercer que si un individu peut réaliser des choix, des actions, sans qu’il n’y ait aucune forme de manipulation, de maldonne, ou de coercition.

L’exercice de l’autonomie est risqué. L’autonomie est un don, un don de soi, de ses capacités, de ses idées, de ses initiatives, qui attend un « contre-don »[2] : ce contre-don devrait être la reconnaissance d’une liberté, et donc aussi d’un droit à l’erreur, si toutefois l’on juge qu’il y avait erreur commise dans un acte d’autonomie. Lorsque ce contre-don n’est pas donné, la perception d’une injustice s’installe, et le sentiment d’appartenance s’étiole.

Quel est le projet managérial qui sous-tend l’injonction à l’autonomie ? « Soyez autonomes » disent-ils … une belle injonction paradoxale, une belle ambiguïté, et le lieu du risque dans une relation de travail …

 

Cet article est le troisième d’une série, dont je me permets de vous indiquer les liens :

https://www.linkedin.com/pulse/lautonomie-ou-le-paradoxe-du-manager-1-samia-khallaf/

https://www.linkedin.com/pulse/le-paradoxe-de-lautonomie-2-samia-khallaf/

 

[1] Relire l’excellent Norbert Alter, Donner et prendre, la coopération en entreprise, Editions La Découverte, 2009-2010

[2] idem

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