En 1997 Steve Jobs est de retour chez Apple, après en avoir été chassé 12 ans auparavant. Mais il n’y a pas encore toute autorité. Il n’est que conseiller auprès de la direction. Apple est alors au bord de la faillite, mais Jobs a une
vision claire de la stratégie à mener pour redresser la société qu’il avait cofondée. Il déclare alors : « Je pense que nous avons l’occasion de prendre la prochaine grande étape technologique et de dépasser Microsoft et tous les autres » … Jobs redeviendra le patron d’Apple en juillet de la même année. En réintégrant Apple, Jobs impose des décisions douloureuses pour concentrer les efforts sur un retour aux bénéfices. Il met un point final à des programmes alors emblématiques, et notamment OpenDoc.

Ce n’est pas sans provoquer l’incompréhension, voire l’ire, de sa communauté de développeurs. Mais il n’esquive rien, assume tout.

En 1997, sur la scène de la World Wide Developers Conference d’Apple, une conférence réunissant les développeurs d’Apple, Jobs tient une séance de questions-réponses lorsqu’un membre du public se lève et lui lance[i] :

« Monsieur Jobs, vous êtes un homme brillant et influent » … le public rit. On comprend que les couteaux sont tirés, et qu’une lame s’apprête à trancher. Jobs est bien entendu le premier à le comprendre : « Nous y voilà », répond-il, prêt à encaisser le coup.

« Il est triste et clair que sur plusieurs points dont vous avez discuté, vous ne savez pas de quoi vous parlez. [Rires du public]. Je voudrais, par exemple, que vous exprimiez en termes clairs comment Java et n’importe lequel de ses développements aborde les idées incarnées dans OpenDoc.  Et quand vous aurez terminé, vous pourrez peut-être nous dire ce que vous avez fait personnellement au cours des sept dernières années ».

Un murmure parcourt le public, tétanisé par l’agression, disons même l’insulte, on ne peut plus claire. On entend quelqu’un dire « Ouch… ». Jobs clairement n’avait pas passé les 7 dernières années chez Apple. 7 secondes s’écoulent. Le coup est dur, mais Jobs est prêt à répondre.

Cette réponse est passée à la postérité comme étant l’illustration des qualités de stratège et de visionnaire de Jobs. Le patron emblématique savait où il allait, et ne se laissait impressionner par rien ni personne. Pas un tendre, ni un rigolo. Mais il savait trancher, et prendre des décisions. C’est sans doute là une qualité essentielle des décideurs, et Jobs était bien plus que cela, sans doute un génie de son industrie.

Mais Jobs ne nous a pas seulement livré là une leçon de management. Il nous donne à voir une leçon de communication, tout aussi magistrale. Car quelle est sa réponse ?

« Vous savez, vous pouvez plaire à certaines personnes de temps en temps, mais (…) l’une des choses les plus difficiles quand on essaie d’apporter des changements, c’est que les gens comme ce Monsieur ont raison dans certains domaines ».

D’emblée, Jobs échappe à la tentation de l’escalade symétrique, non sans porter une estocade réciproque bien sentie. Dire à son accusateur qu’il peut avoir raison, et dans certains domaines est chargé de sens. On le sait, dans l’explicite, il y a de l’implicite. A l’implicite accusation que Jobs n’était pas là pour apprécier le programme auquel il a décidé de mettre fin, Jobs répond avec un implicite encore plus fort, que l’on peut déchiffrer par « dans ce domaine vous n’y connaissez rien de toute évidence»…

Jobs reconnaît ensuite qu’il y a bien des choses, au stade où il s’exprime, que OpenDoc peut faire bien mieux que tout autre programme, et que lui-même ne maîtrise pas l’ensemble des données de la question. En prenant ainsi une position basse, il annule et ridiculise la position haute prise par son interlocuteur. Mieux encore, en s’excusant que OpenDoc fasse partie des dommages collatéraux de sa stratégie, il reprend la main.

Et c’est en maître de la communication qu’il continue, non pas en argumentant, non pas en se défendant, mais en changeant le niveau logique de sa démonstration, pour la porter à un niveau supérieur, un niveau de métacommunication : d’une attaque sur une décision, on passe à un niveau de communication où cette décision prend une signification visionnaire, bien plus large qu’une simple décision technique.

« Le plus difficile, c’est : comment cela s’inscrit-il dans une vision cohérente, plus large (…) Et l’une des choses que j’ai toujours découvert, c’est qu’il faut commencer par l’expérience client et travailler à l’envers pour la technologie. Vous ne pouvez pas commencer avec la technologie et essayer de savoir où vous allez essayer de la vendre. Et j’ai fait cette erreur probablement plus que n’importe qui d’autre dans cette pièce. Et je porte les cicatrices de mes erreurs » ….

Jobs change la nature de l’interaction recherchée par l’agresseur. Changer le contenu modifie la nature de la relation. Il n’y a plus d’attaquant ni d’attaqué, il y a une personne qui n’aurait rien compris au changement et un patron qui s’inscrit dans une vision, quitte à assumer ses erreurs. Il faut noter des deux côtés les messages implicites forts contenus dans des messages explicites de niveaux différents. Jobs n’a rien raté de ces implicites, et en élevant le contenu de sa réponse, il change par là même la relation avec cette personne, et sans doute avec tout son auditoire. Et il s’élève lui-même.

« Des erreurs seront commises, certaines personnes seront furieuses, d’autres ne sauront pas de quoi elles parlent, mais je pense que c’est tellement mieux que là où c’était il n’y a pas si longtemps. Et je pense que nous y parviendrons « , conclut Steve Jobs. On connaît la suite de l’histoire et la destinée d’Apple.

Chuchoter à l’oreille des chevaux est un langage, un art. L’art de maîtriser une monture bien plus forte et puissante que soi. L’art de développer une relation, de prime abord inégale tant l’animal est plus puissant que l’homme.  Il ne faut jamais crier devant un cheval. Chuchoter permet une communication bien plus efficace, et une relation bien plus confortable.

L’homme qui chuchotait à l’oreille de ses ingénieurs savait que les cris n’assourdissent que ceux qui hurlent, et que l’insulte n’affecte que celui qui la profère.


Pour voir cette conférence : Lien vers conférence Jobs

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