L’autonomie ou le paradoxe du manager #1

L’autonomie est une valeur hautement prisée et recommandée en entreprise. Les managers se doivent d’avoir, donc de former, des collaborateurs autonomes, et l’autonomie est appelée de leurs vœux par ces mêmes collaborateurs. Et souvent dans une proposition d’emploi figure le mot autonomie, qui se présente à la fois comme une condition – « le collaborateur se doit d’être autonome », et comme une promesse – « poste à forte autonomie ».

Qu’est-ce que l’autonomie en entreprise ? Je m’étonne, en écrivant cet article, de constater que l’autonomie est en réalité une notion assez difficile à définir, du moins dans le cadre que je me propose d’explorer, celui de la collaboration en entreprise. Est-ce une valeur, une attitude ? Souvent la notion d’autonomie renvoie à un « ordre » qui s’apparente à une injonction de savoir-faire par soi-même, ne pas dépendre des autres, mais aussi à un appel à l’initiative : faire preuve d’autonomie c’est aussi avoir des idées, des propositions. Où on demande aux collaborateurs de penser et même d’agir « out of the box » …

Pourtant, cette injonction peut être vécue en entreprise comme une injonction paradoxale, générant des malentendus, parfois du mal-être, aussi bien pour les managers que pour leurs équipes. Pour quelles raisons ?

Une injonction paradoxale type nous est donnée dans le célèbre livre des fondateurs de l’école de Palo Alto, « Une logique de la communication »[1]. C’est la suivante : « Soyez spontanés ». Or nous disent les auteurs, « toute personne mise en demeure d’avoir ce comportement se trouve dans une position intenable, car pour obéir, il lui faudrait être spontanée par obéissance, donc sans spontanéité »[2]. Par définition, une injonction paradoxale est un message, un ordre, qui comporte en réalité une paire d’ordre incompatibles entre eux.

Pour quelle raison alors l’injonction à l’autonomie peut-elle être vécue comme une injonction paradoxale, alors qu’elle porte sans doute les meilleures intentions du monde ? Et surtout par qui est-elle vécue comme paradoxale ? Les managers, ou ceux qu’ils managent ?

L’entreprise est avant tout le lieu de la règle. Ne nous y trompons pas. L’entreprise est une organisation, elle a une visée. C’est un lieu de travail, donc de production, avec un objectif clair : livrer un produit, ou un service. L’organisation est un système, faisant agir entre eux des acteurs, dans une structure pilotée, régulée, règlementée. Elle est, qu’on le veuille ou non, le lieu d’une hiérarchie, et le lieu d’autorisations et d’interdits. Les rôles de chacun y sont formalisés, plus ou moins, souvent plutôt plus …

Que signifie alors être autonome dans un système ? A quoi cette injonction fait-elle appel ? Travailler en autonomie ne renvoie certes pas à l’idée de travailler seul dans son coin, ce n’est pas ce qui est demandé, mais plutôt à l’idée d’être plus acteur qu’acteur que demandé … dans un système donné. Et c’est là où l’injonction peut devenir paradoxale, car être autonome peut vite atteindre une limite, qui est celle d’enfreindre une règle, de franchir une frontière.

Qui en entreprise n’a pas connu cette réunion, dite de brainstorming, où l’invite à s’exprimer a donné lieu à une parole qu’on a voulu libre, à une idée peut être folle, mais dont on s’est dit qu’elle serait le début d’autres échanges ? Qui n’est pas sorti de ce genre de réunion avec le poids du regard réprobateur d’un manager, en se disant, « j’aurais mieux fait de me taire » ? Qui n’a jamais pris une initiative qu’il a cru idoine à un moment donné, pour s’entendre dire plus tard que cette démarche ne lui appartenait pas, et qu’il a outrepassé les limites de sa fonction, empiétant par la même occasion sur les attributions d’un autre ? Qui n’a pas un jour opposé son « autonomie » en réponse au reproche d’avoir enfreint la règle ?

C’est là que l’autonomie frise l’injonction paradoxale, en ce sens que la limite de cette autonomie n’est pas donnée par une … « règle » ! Ajouter d’ailleurs une règle aux multiples règles de l’entreprise, en établissant une règle qui définirait l’autonomie, serait en elle-même le comble du paradoxe, voire de l’absurdité …. Sois autonome, mais dans telles limites !! Impensable. Et si l’on veut aller au bout de ce tableau, le manager qui donne une telle injonction est lui-même …un managé, et subit de fait l’injonction d’avoir des collaborateurs autonomes. Il est donc lui-même sous contrainte.

La conséquence même de cette injonction paradoxale est donc de placer potentiellement un collaborateur en situation d’enfreindre la loi. Or prendre le risque de transgresser les règles vous expose à quelques désagréables conséquences …. L’injonction paradoxale est le lieu de la double contrainte. En entreprise, elle s’illustre éminemment par les trois piliers de la définition même de la double contrainte : une relation de subordination, doublée d’une obligation d’allégeance et ou d’obéissance à deux ordres qui s’opposent mutuellement, et une impossibilité de sortir du cadre, du lien, à défaut de quoi on prend des risques importants. Par définition, le lieu où règne la règle est aussi le lieu de la possibilité d’une rétorsion. C’est donc aussi le lieu de la peur. Comme le disent Watzlawick et consort, un individu qui perçoit « une double contrainte risque de se trouver puni, ou tout au moins de se sentir coupable, (…) lorsqu’il perçoit correctement les choses »[3].

Le premier indice pour en sortir est d’abord de rétablir une évidence : une injonction est un « ordre », donc une communication. Nous sommes alors bien dans le cadre d’une relation.

L’autonomie n’est pas une pseudo in-dépendance, elle ne se saisit que dans une dépendance mutuelle, elle est une relation.

Alors la possibilité d’une autonomie peut se penser, dans une relation forte, d’un autre niveau que celui du contrôle, de la rétorsion, et donc de la peur.

C’est bien la nature même du modèle relationnel entre le manager et son collaborateur qui peut ouvrir la voie à l’autonomie.

A bientôt, pour une suite, vos remarques et vos idées, même critiques, sont les bienvenues

Samia Khallaf

[1] Watzlawick Paul, Helmit Beavin Janet, Jackson Don, Une logique de la communication, Editions Points Essais

[2] idem, op.cit.

[3] Idem, op.cit.

 

Une illustration

Thomas, un senior expert dans son domaine, est venu en coaching car il souffrait d’un problème de positionnement dans son équipe. Pris entre le marteau et l’enclume, il en avait conclu qu’il n’était pas reconnu pour son travail. Il pensait ne pas être estimé, et perdait sa confiance en lui.

Le marteau et l’enclume avaient pris le visage d’un chef et de ses co-équipiers. Un chef qu’il décrit par ailleurs comme compétent, et plutôt bienveillant, et des co-équipiers plus jeunes, certes moins experts, mais dont le talent et les ailes poussent. Quoi de plus normal ? Ces jeunes coéquipiers deviendront bien un jour l’expert qu’est devenu Thomas. Où se situe le problème ? Thomas estime ne pas être reconnu, et se demande quel est le positionnement qui lui est reconnu dans cette équipe : ni chef, ni junior, mais capable de délivrer un travail que seul un senior de son acabit peut faire.  Thomas a développé un mal-être qui le pousse même jusqu’à se demander s’il ne ferait pas mieux de quitter un job que par ailleurs il affectionne, et dans lequel il excelle. 

Après un travail de questionnement et de recadrages, Thomas arrive un jour radieux. Il a mené à bien, de bout en bout, un dossier difficile, complexe. Cela n’était certes pas nouveau, ce qui était nouveau, c’est le regard jeté sur lui-même, et sur les réactions du système dans lequel il est impliqué. « Je me suis senti respecté … On me fait confiance, le travail a été fait, bien fait, et tout le monde en a été satisfait … j’ai senti que le regard des autres sur moi était positif … je me suis senti bien, j’ai regagné en confiance. Je sais maintenant où est ma place dans cette équipe. Je sais que j’ai juste besoin …d’autonomie ».

Ainsi c’est dans une relation que Thomas a restauré son identité, et son positionnement dans ce qu’il pensait être une situation ingrate. Une relation aux autres, mais aussi une relation à lui-même. 

Que s’est-il passé ?

Thomas sous-estimait les contraintes de son manager, lui-même sous le feu d’une injonction de production de son équipe. Ce manager pourtant, ne lui avait jamais dénié sa confiance. Et comme l’autonomie ne se donne pas, elle se vit, Thomas a simplement vécu son projet en senior responsable et estimé qu’il avait par ailleurs toujours été. Il suffisait de le lui rappeler.

[1] [1] Watzlawick Paul, Helmit Beavin Janet, Jackson Don, Une logique de la communication, Editions Points Essais page 201

 

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