« Dieu est mort, Marx est mort, et moi-même je ne me sens pas très bien… » disait Woody Allen. Mais là clairement je me sens bien. Un autre dieu est passé par là, le dieu foot. La France est championne du monde, la France chavire de bonheur … et moi avec.

Mais que se passe-t-il? Un tournoi de foot pour fédérer, pour nous faire vibrer, pour nous unir dans une fraternité  …  quoi juste quelques matchs de foot ? Allons-bon …  Que se passe-t-il en ce bas monde, pour que 23 jeunes joueurs qui courent après un ballon arrivent à eux seuls à faire descendre dans la rue des millions de citoyens ? Dans notre histoire, seules les fins de guerre et les armistices avaient vu cela.

Nous avons tous vibré de joie, et cette joie était celle de l’appartenance. Quoi de plus normal, une équipe de France, ça représente la France. Et puis chacun en tirera ensuite la signification qui lui est propre. Le pur amour du foot, les valeurs du sport, ses aspects fédérateurs, l’hymne à la jeunesse, à la diversité, et la joie qui unit tous un pays, après que ce pays l’eut été dans d’autres souvenirs récents, bien plus tragiques. Il y aura aussi les exégèses politiques, économiques, et que sais-je encore ?

Je suis comme des millions de français, et peut-être surtout de françaises, je ne comprends pas grand-chose au foot, mieux vaut d’emblée l’avouer. Mais tous les quatre ans, pour rien au monde je ne raterais le Mondial, et encore exclusivement si c’est la France qui joue ! Faute avouée … mais voilà, je m’intéresse au fonctionnement d’une équipe, d’une entreprise.

Et dans une entreprise, il y a une nécessaire division des tâches, et donc une tout aussi nécessaire coordination des tâches.  Défenseurs, attaquants, milieux de terrain droit ou gauche, offensif ou défensif … je crois que je ne connais en réalité que la fonction exacte du gardien de but, censé garder les buts. Dans ce ballet, chacun a un rôle précis qui lui est dévolu, et tout cela fait équipe. Les mécanismes de coordination sont conçus de manière rigoureuse. Ces mécanismes sont donnés par la hiérarchie, inscrits en de véritables procédures, la règle du jeu. Ils doivent assurer l’efficacité.

Mais il est un autre élément qui importe tout autant que le mécanisme de coordination, c’est la coopération. C’est la coopération qui met de l’huile dans les rouages, et qui sublime la capacité de compétence collective.  La coopération échappe au contrat, elle est implicite, latente. Elle mobilise des ressources différentes, qui tiennent plus de l’affect, des émotions, et touche à des « dimensions archaïques et cachées des rapports sociaux »[1]. Pour que des individus poursuivant un objectif commun développent véritablement un esprit d’équipe, de coopération, aucune procédure écrite n’est à l’œuvre.

Les conditions de la coopération supposent que les acteurs « investissent de leur être, de leurs engagements affectifs et moraux réciproques, de leur expérience et de leur rapport aux autres »[2].  La coopération repose sur des sentiments comme l’amitié, la fierté, l’adhésion au chef par une relation qui tient de l’affectif, la reconnaissance. Autrement dit, la coopération repose sur des émotions échangées, et cela, ce n’est écrit nul part dans les procédures. Les acteurs incorporent la coordination, ils créent la coopération. Et c’est une alchimie complexe.

Cette alchimie repose notamment sur un triptyque : donner, recevoir, rendre.  La construction du lien collectif passe par là. Donner est un acte volontaire, non obligatoire. La valeur du don ne dépend pas de la nature de ce qui est donné, mais de la relation. Il ne peut être donné que s’il est reçu, alchimisé dans un échange, et rendu par des normes de gratitude et de reconnaissance. Il n’a de valeur que parce qu’il contribue à une efficience, où la capacité de tirer parti d’une ressource reçue améliore le potentiel émergent de la relation.

L’esprit d’équipe, disait Coluche, c’est des mecs qui sont une équipe, et qui partagent. Les bleus partagèrent. Du ballon donné au ballon reçu, nul ne joua les stars. Certains même, déjà auréolés du statut de star avant le mondial, comme un certain Griezmann, se sont vus reprocher de ne pas être à la hauteur de cette attente. Mais qu’attend-il pour marquer ? C’est que même Grizou aura fait une sorte de coupe du monde quasi sacrificielle, donnant à de multiples reprises à celui qui était le mieux à même de recevoir, et d’améliorer la performance du collectif. A tous, il sera rendu la juste récompense : tous ont gagnés, ils sont champions du monde, tous stars maintenant à l’issue de cette belle épopée, et c’est bien mérité.

Et c’est certainement à Didier Deschamps que l’on doit cette alchimie remarquable, c’est là qu’il nous a donné une superbe leçon de management. Critiqué, il n’avait pas forcément pris les meilleurs ? Trop jeune son équipe ? C’est qu’il avait tout compris : pour fabriquer son équipe, il fallait de la coordination, insuffler et autoriser un esprit de coopération. Chapeau l’artiste.

C’est cela qui a donné à cette équipe ce « petit supplément d’âme …ce quelque chose en toi… si tu l’as … ce je ne sais quoi, que d’autres n’ont pas … qui nous met dans un drôle d’état »[3]. Ce petit supplément d’âme …qui a donné à la France un immense supplément d’âme.

Et soudain le mot Foot est devenu l’autre nom de la Fraternité.

Eh oui, le foot ce n’est que ça, mais c’est tout ça !

 

Samia Khallaf, 16 juillet 2018

 

 

[1] Alter Norbert, Donner et prendre, la coopération en entreprise, Éditions La découverte / poche, 2009-2010

[2] Idem, Norbert Alter

[3] Ella elle l’a, Michel Berger France Gall

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